mercredi 6 octobre 2010

"Il y a toujours eu des pauvres et des riches, et... il y en aura toujours" (J. Lecomte, 1861)

"Voici pour soulager vos pauvres", gravure sur bois, Pellerin, 1857.


« Ce qui frappe [...], c'est l'inégale répartition de la richesse ; pour les uns, d'immenses fortunes accumulées ; pour les autres, le dénûment le plus complet. Ce qui attriste, c'est l'incomparable différence qui existe dans le niveau du bonheur ; ici, le plaisir et toutes ses jouissances, le luxe et toutes ses superfluités ; là, l'indigence avec son présent de labeurs et de privations, devant un horizon d'anxiétés. Ce qui inquiète, enfin, c'est la population divisée en deux classes, auxquelles la société semble dire : toi, jouis, ta destinée est d'être heureuse; toi, travaille, ta destinée est de souffrir... Voilà, en effet, ce que rencontre le regard superficiel qui se fixe sur notre société.

Serait-ce donc là l'héritage reçu du passé ? La morale chrétienne n'aurait-elle transformé le monde antique que pour le faire choir dans ces misères morales : l'égoïsme et l'envie ?

Heureusement il n'en est point ainsi ! Ce sont d'autres sentiments que l'esprit nouveau a développés dans les cœurs depuis dix-huit siècles de constants progrès. Si l'égoïsme des uns et l'envie des autres avaient dû se partager l'âme des sociétés modernes, leur existence eût été en perpétuel danger, car il eût suffi du plus léger accident pour provoquer la dissolution violente dont elles renfermaient toutes les forces explosibles!

La rapidité avec laquelle les sociétés se raffermissent sur leurs bases naturelles, après les plus violentes secousses, ne prouve-t-elle pas, au contraire, qu'elles se trouvent dans des conditions d'équilibre plus stables, et que ces puissances de destruction ne menacent pas leur avenir ?

C'est que cette inégalité de répartition de la richesse, et cette apparente différence dans le niveau du bien-être, sont des nécessités inhérentes à la nature humaine, et qu'on les retrouve dans tous les temps comme dans tous les pays. […] C'est qu'il y a toujours eu des pauvres et des riches, et qu'il y en aura toujours,  parce qu'il y aura toujours des hommes plus ou moins forts, plus ou moins intelligents, plus ou moins sobres, plus ou moins laborieux.

Voilà ce que la civilisation, quelque parfaite qu'on la rêve, n'empêchera jamais, et nous en avons pour garant une voix qui confirme, par son infaillibilité, les démonstrations de l'expérience et de la raison : Pauperes semper habebitis inter vos — "Vous aurez toujours des indigents parmi vous."

Mais si la civilisation ne peut supprimer ces inégalités, au moins peut-elle les adoucir, et c'est là le but des lois sociales ; elle peut en prévenir ou en tempérer les conséquences funestes, et c'est là l'objet des institutions de bienfaisance.

Disons-le cependant, cette intervention collective de la société, née elle-même dans les temps modernes, et sous l'empire tout spécial de la loi chrétienne, serait loin de pouvoir prévenir tous les excès produits par ces nécessités fatales et d'adoucir toutes les misères qui en naissent, si une charité plus ardente, plus active, plus universelle, n'assumait spontanément cette mission, si des mains plus nombreuses ne s'ouvraient continuellement pour répandre plus abondamment les secours de toute espèce sur des souffrances de toute nature. […]

Si les sociétés humaines offrent de tristes et navrants spectacles dans les nécessités fatales de leur nature, elles en offrent aussi de nobles et profondément consolants. On dirait qu'une infortune n'y apparaît que pour y appeler un dévouement, qu'un désordre n'y éclate que pour y faire briller une vertu.

Quoi de plus admirable que de voir, de ces hautes sphères sociales, où la satisfaction de tous les besoins, la réalisation de tous les vœux semblaient isoler leurs heureux privilégiés dans les jouissances de l'égoïsme, quoi de plus touchant, disons-nous, que de voir au contraire descendre sur les classes inférieures, non seulement les secours, mais les soins les plus affectueux ; assistance généreuse qui porte le bien-être dans le dénuement, la guérison dans la maladie, la consolation dans le désespoir, la dignité dans l'abjection ! Aussi, voyez à quel ensemble merveilleux d'institutions, ou pour conserver à ces créations de la charité leur désignation spéciale, à quel ensemble merveilleux d'Œuvres, en sont arrivées ces associations ! Tel est l'admirable réseau de secours dont elle enveloppe les classes souffrantes, qu'il n'est pas un seul instant de la vie du peuple sur lequel ne plane cette ingénieuse charité. […]

La noble terre de France a toujours été le sol privilégié des vertus généreuses ; et si quelqu'un pouvait en douter, il suffirait de lui ouvrir les documents publiés par le bureau de la statistique générale de France, au ministère de l'agriculture et du commerce, c'est-à-dire le relevé des dons faits depuis le commencement du siècle, par la charité privée, aux établissements de bienfaisance, et dont l'acceptation a été autorisée par l'État. A quelle somme pensez-vous que se soit élevé le capital de ces dons, de l'an IX au 31 juillet 1855 ? — A 163 MILLIONS ET DEMI ! »

Jules LECOMTE, La Charité à Paris, Paris, A. Bourdilliat & Cie, 1861 .

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